Quand j’aime une fois j’aime pour toujours, poil à l’abat jour.

Le 10 avril 2018, mon squelette est mort… Dans une conférence gesticulée, le squelette c’est ce qui tient le récit tout debout, c’est la forme qu’on a choisie. C’est donc la partie qui fait le plus appel à l’imagination, aux liens improbables, celle qui se voit pas vraiment mais qui dit beaucoup de vous. F’murr a rempli mon enfance de joie loufoque, il est le complice des private joke avec mon père, et celui à qui j’ai pensé sans y réfléchir pour porter le récit de ma conférence gesticulée : l’aventure.
F’murr, le dessinateur du génie des alpages, du char de l’état, de jehanne au pied du mur, des aveugles, du pauvre chevalier… Mon f’murr qui m’a écrit à la plume sur des cartes postales plonk et replonk que je pouvais utiliser son dessin pour illustrer ma conf. J’aimerais lui rendre hommage. Je ne sais pas comment et je ne sais pas pourquoi, mais c’est très important.
Mes bonnes étoiles
Un jour, un ami m’a dit que j’étais née avec une cuillère en argent dans la bouche. Erreur ! Je suis née le cul bordé de nouilles enfin ! Je n’ai manqué de rien, jamais. Même quand mes parents ont divorcé, même quand y’avait plus trop de thunes chez ma mère, moi, je n’ai manqué de rien. Et surtout pas d’amour.
 Je ne dis pas que tout était facile. Il y a eu plein de choses très difficiles. Mais j’ai de la chance. Mes parents m’ont élevée dans l’amour et la liberté, me montrant par leur vie que tout était mieux quand on le choisissait. Subir ? Quelle idée bizarre. Et toujours quand ça partait en couille il  a eu une rencontre déterminante, des bonnes étoiles qui m’ont permis de cheminer allégrement.
Il est arrivé que des personnes aient voulu me ranger dans une boîte, j’ai tout fait péter. Rien de mal n’a jamais pu atteindre le désir viscéral d’en savoir plus sur le monde, la vie, les gens.
Ce qui me manquait
Pourtant… depuis quelques temps, c’était pas la grosse fête. Ça manquait de vivants tout ça. Je ne saurais pas dire comment doucement, tout doucement, je me suis contentée d’une vie fantôme, comment les autres ne m’ont pas permis ou je ne leur ai pas permis de mettre de la vie dans mon existence. Ça s’est fait que je me suis retrouvée toute petite, sans espoir, sans désespoir non plus. Et de m’en accommoder.
Durant plusieurs années j’ai coché en pleurant, comme une prisonnière, et sans savoir pourquoi, chaque mois sans nouvel enfant dans mon ventre. J’ai accompagné comme j’ai pu la maladie d’un ami qui avait vu en moi quelqu’un d’important, et je ne savais pas pourquoi. Puis j’ai accompagné le cercueil de mon père à l’incinérateur et je n’ai pas versé une larme. Je ne savais pas pourquoi.
Les fantômes des enfants qui n’existeraient pas, des vivants qui ne l’étaient plus, prenaient de plus en plus de place dans ma vie. Je les voyais, je les entendais. Ils ne me manquaient presque pas, ils étaient là. Autour de moi le monde s’agitait, je m’agitais avec lui, mais je ne sentais rien, je ne désirais plus rien et peu de monde pouvait encore s’approcher.
Comprendre n’a finalement pas plus d’importance que ça. Parce que beaucoup de gens vivent comme ça. Dans les contes ou les récits fantastiques, cela est souvent narré sous la forme d’un envoutement qui ne vous laisse qu’une demie vie. Vous avez l’éternité, mais vous ne sentez plus rien, n’avez plus le goût des aliments, ni peur, ni joie, ni frisson, juste le souffle qui passe encore en vous pour vous maintenir biologiquement vivant. En observant bien le quotidien on voit ça tout le temps. Des vies subies, sans ambition autre que de passer d’un jour à l’autre. On finit par se dire qu’on est bien comme ça, oublier ses désirs, ramener ses ambitions à zéro.
Ça doit s’expliquer mais je m’en cogne. Ce que je sais maintenant c’est que des fois, on pense être sur des rails et pourtant, on bifurque.
Misanthropie contrariée
Enfant, on m’a appris le partage, et c’est un plaisir. On m’a appris la curiosité de l’autre et je ne suis jamais déçue. Je peux donner sans compter juste par joie de me rendre utile, créer les conditions pour que chacun se sente accueilli. et puis écouter, écouter, écouter. J’adore ça.
Alors pourquoi ?
Pourquoi l’enfer c’était les autres ? Les fantômes ça fait pas trop chier. Mais les gens purée… leurs soucis domestiques, leurs petites histoires à la con, leurs chanteurs préférés… Je me suis repliée sur une poignée de gens à qui j’accorde le crédit de mon amitié, sur ma conf gesticulée. C’est pratique les gens qu’on voit une fois par an.

Confortablement installée dans ma nostalgie, ma douleur, je peux détester, pester, railler en toute impunité, je suis triste en fait. Et en colère. Quand le monde tourne pas rond, il faut agir, et les autres ils font rien ! Rien ! Ils vivent leur demie vie peinards !

La colère m’envahit je deviens énorme, verte et très violente : BANDE DE CONS ! Avec vos smartphones et vos petites vies, vos gosses en laisse et votre manie de dire «ah bah j’y suis pour rien».

Et vos manières de vous dédouaner de vos responsabilités «ah nan la politique nan j’en fais pas c’est nul» histoire d’oublier que si des mômes se font violer, si y’a de l’esclavage, si y’a des gens qui crèvent dans la rue, si votre voisine se fait tabasser la gueule, c’est aussi parce que vous fermez la votre.

Connards. Enflures. Bande de nazes. J’en peux plus de vos nombrils et de votre égoïsme. Vous méritez pas les révolutionnaires, les communards, les canuts, les résistants. Et j’ai le droit de le dire vu que je suis triste.
Et maintenant que j’ai craché mon venin je le regrette amèrement. Parce que je sais que la sociologie, la psychologie peuvent venir à bout de mes arguments de mauvaise foi. Que la société n’est que lutte des classes et que la classe dominante joue à faire taire les dominés. Et qu’à chaque fois que je vais dans la rue avec des outils d’éducation populaire les gens que je rencontre m’émerveillent qu’on soit d’accord ou non.
Toujours libre et en vie
Je milite je milite. Pour changer le cours des choses, pour dessiner un monde meilleur.
Je ne distribue pas de tracts : je suis pas curé hein, je n’ai aucune vérité à délivrer. De porteur de parole en enquête populaire je m’intéresse aux autres, et j’ai fini par faire de sacrées rencontres.
Avec ma conf’ gesticulée et ma poubelle, je vais de médiathèque en assoce écolo, de syndicat mixte des déchets en ressourcerie, de bar qui fait des trucs en rencontres bizarroïdes. À chaque fois je découvre des personnes incroyables, qui se bougent, qui ont le sourire ou la mine grave, de l’humour ou de l’amour à donner, mais jamais ne se permettraient de baisser les bras ou devenir énormes violents et verts (enfin quand je les vois ils sont pas verts en tous cas).
Il y a quelques mois j’ai joué dans un festival de dessin de presse. J’étais vraiment curieuse, contente : les dessinatrices et teurs se sont bien payé ma fiole en dessinant en direct pendant ma conf mais c’était gentil comme tout.
M’enfin moi entourée de gens qui font du dessin d’actu pas bien pensant, je me suis revue petite lire Bretecher, Wolinski, Gottlib, Reiser, en plus de F’murr vu que c’est le squelette de ma conf.
Rousso a balancé : «que des morts !»ha ha ! Mais tu vois, j’ai réalisé ça en une seconde : leurs dessins rigolos, c’est pas que drôle.
J’ai pris quelques mois pour y réfléchir sérieusement, entre deux transformations en monstre vert. Quelques rebondissements dans ma vie plus tard, c’est décidé. Joie, tristesse, colère, angoisse, peur, extase, dégoût, amertume, jalousie, envie, amour, timidité, je suis cap.
Merci infiniment F’murr d’avoir osé créer, de nous avoir fait ce cadeau. Merci de m’avoir prêté ce dessin, de m’avoir répondu gentiment, et permis de mener cette aventure qui ne lasse pas de me surprendre à chaque fois que je joue « déchets et des hommes ».
Merci les morts pour tout ce que vous avez donné, je garde et ne manquerai pas de transmettre. Vous pouvez garder vos fantômes, maintenant je me consacre aux vivants, à ceux qui sortent de la solitude et se frottent aux autres, à ceux qui créent, comme les dessinateurs-trices de presse qui me passionnent aujourd’hui.
Les gesticulant-es ! ma seconde famille. Bon courage à ceux qui sont en gestation de conf’, je sais, ça brasse.
Ma famille… parfaite telle qu’elle est, il ne manque personne.
Les fourmis, ce peuple étonnant qui crée autant de modèles de société que de fourmilières.
Les insoumis-es à l’ordre établi, tout particulièrement celles-eux qui mettent un nez rouge dans les manifs.
Et je commence cette nouvelle aventure d’une vie entière, en dédiant ce texte à Michèle et Julian, qui n’y sont pas pour rien.