A mon ophtalmo chéri, rien que pour nos yeux

Dans le train, le 28/11/2021

DR X

OPHTALMOLOGISTE

Ma ref : lettre d’amour

Très cher docteur,

J’ai mis un temps fou à me lancer, tant je redoutais mes propres sentiments. Le feu, la fougue, m’envahissaient et ma crainte était de tout bruler sur mon passage après les deux rendez-vous que vous m’avez accordés.

Je sentais dans le soin que vous mettiez à observer le fond des yeux de mes enfants que c’était autre chose qui vous préoccupait. Cher, très cher docteur, je suis déstabilisée : quelle est cette autre chose que nos yeux qui vous intéressait ?

Je n’osais croire, après le minutieux examen de ma cadette, que vous m’aviez fait revenir en début d’après midi, lui faisait manquer presque une journée d’école, en me faisant faire 80 km aller retour, juste pour nos yeux ?

Qu’il fut doux, de se sentir désirée par vous, lorsque vous m’avez annoncé un nouveau rendez-vous de contrôle 6 mois plus tard, avec un traitement quotidien pour prévenir la myopie… Chaque jour, chaque goutte dans l’œil me rappelle votre enveloppante convoitise.

A la rentrée, ce sont mes deux aînés qui sont venus consulter. Et là encore, mes sens en éveil, un frémissement le long de ma colonne, j’ai senti qu’autre chose vous intéressait. Quand, au secrétariat on m’a annoncé la somme de 130€ pour régler les deux consultations, j’ai pensé à vos prochains brunchs, sur un bateau à moteur, au milieu du lac du Bourget. Les yeux rivés sur nos belles montagnes, la pensée qui vagabonde dans le clapotis des eaux, je vous entends parler de moi à vos amis Côme et Domitie…

Je vous imagine sourire au prochain séminaire aux Canaries, entre deux cocktails de votre laboratoire favori, en repensant à ma naïveté, quand je vous indiquais mes difficultés à devoir gérer tous ces aller-retours si loin, le prix si cher, l’absence de tiers payant…

Évidemment, chaque fois que vous ouvrez les yeux, et voyez l’âme des gens, alors que je ne regarde que mes préoccupations matérielles, de rendez-vous à prendre 6 mois à l’avance, de coût de la consultation, de distance et de journées prises pour ces suivis…

Vous me mettez à nu, et c’est seulement maintenant que j’ai le courage d’accepter l’évidence de votre passion.

Hélas la vie n’est pas un chemin de roses, et je ne puis céder à cet amour déraisonnable. Je vous quitte… mais je n’irai pas loin, pour sentir encore la chaleur de l’appareil à carte bleue, et vivre par le souvenir ces instants merveilleux de prise de rendez-vous improbables et de prix coûteux de cet amour si fort.

Vous m’êtes trop cher pour ne pas achever là. Votre collègue de secteur 1 qui pratique le tiers payant saura me faire oublier cette folie.

Cela sera difficile pour tous les deux, mais votre amour de nos yeux est un combat dont je n’ai pas les moyens : je préfère déposer les armes.

Avec mon plus cher souvenir, rien que pour nos yeux,

Tifen Ducharne