Je mets mes pas dans les pas de ma mère. Je ne le fais pas consciemment, je le fais et c’est tout. Ma grand-mère n’avait pas le droit de vote dans sa jeunesse, puis elle l’a eu, ma mère n’avait pas le droit d’avorter dans sa jeunesse, puis elle l’a eu, quand je suis devenue jeune adulte, j’ai regardé le monde qui m’entourait et j’ai trouvé que peu de femmes parlaient et prenaient des responsabilités, j’ai donc travaillé à ce que cela change.
Je n’ai pas trouvé cela facile. En fait je ne me suis pas posé la question, j’ai librement décidé que je ne voulais pas militer dans un syndicat (étudiant) où les instances internes et les listes électorales étaient composées principalement d’hommes. Je ne me souviens pas des moqueries, je me souviens juste que j’ai trouvé ça difficile. Je me souviens que les femmes ne se précipitaient pas, je me souviens aussi que quand je posais le débat les hommes acceptaient d’en débattre et qu’on a débattu, et pourtant ils étaient pénibles (on disait machos).
Je me souviens que j’ai voulu allier le combat pour les femmes à celui des homosexuels. A l’époque on ne parlait pas d’homosexuel·les, on disais gay, lesbienne, et d’ailleurs on commençait tout juste à s’allier entre gays et lesbiennes. Je ne me suis pas posé tant de question, je me disais que le combat c’était d’aimer librement, et que les femmes manquaient de la même liberté que les homosexuels. D’ailleurs on ne parlait pas non plus d’homophobie, le mot était nouveau et réservé aux activistes.
Je me souviens quand j’avais 5 ans, à la radio j’ai entendu qu’une femme avait été violée dans la rue sans que personne ne lui vienne en aide. J’ai demandé à ma mère ce qu’il s’était passé et elle m’a répondu que c’était lamentable, qu’aujourd’hui encore des gens pensaient pouvoir disposer des autres selon leur plaisir. Je me souviens de l’image de la cabine téléphonique dans ma tête, d’une femme en proie à quelque chose et de me demander pourquoi personne dans la rue ne s’était arrêté.
Je me souviens de mon père racontant hilare, que ma mère allait tous les jours à la banque réclamer que son compte bancaire fût inscrit à son nom, comme c’était la loi, récente, jusqu’à ce que la banque cesse d’écrire le nom de son mari.
Je me souviens que ma mère m’a raconté que dans une manif féministe, des femmes l’ont plainte parce qu’elle était enceinte, alors qu’elle était très heureuse. Je me souviens qu’elle m’a écrit avoir repoussé une grossesse avant moi, avec autant d’énergie qu’elle a eu de plaisir à m’attendre. Je sais que finalement ça n’a pas été facile d’être vivante et autant désirée, et de me dire que je n’avais sans doute pas mérité cette vie qui avait été retirée à l’autre, que je devais sans doute éviter d’exister trop.
Je me souviens que ma mère a eu peur de mourir après avoir avorté avec le MLAC. Mais après elle s’est engagée à Choisir avec Gisèle Halimi.
Je sais que ma mère a changé de boulot 2 fois, et repris des études longues à deux reprises, et cela à peu près en même temps qu’elle quittait un homme. Je sais que ça n’a pas été facile, émotionnellement, et pour la fatigue aussi, et financièrement je n’en parle pas. Je sais qu’elle n’aurait pas négocié un carré de cette liberté contre plus de confort.
Je sais que ma mère peut s’engager, s’emporter avec fougue, mais jamais crier, parce qu’elle n’aime pas ça. Elle n’est pas colérique, moi je le suis. On m’appelait typhontifen et je piquais des crises quand j’étais petite. A la rentrée en CP, j’ai hurlé, hurlé, pleuré les larmes de mon corps, mis la matinée à me remettre, comme si j’avais accepté ma prison. Ensuite j’ai rêvé pour m’échapper. Ma mère n’est pas comme ça, je ne suis pas comme ma mère.
Ma mère entend tout, elle en fait des poèmes, elle m’a appris à écrire la poésie, mais j’ai oublié. Ma mère écoute les gens et elle ne les croit pas parce qu’on se ment tous à soi même, mais ma mère aide les gens à écrire leur propre poésie, et ensuite, ils en font ce qu’ils veulent. Elle s’indigne et elle signe des pétitions, mais vraiment, ce sont les poèmes qu’elle fait faire aux gens qui changent le plus le monde, moi je trouve.
Ma mère m’a appris à être libre, j’ai oublié, mais j’ai re appris. Grâce à ma mère je peux voir derrière le monde brillant les poubelles cachées, je peux me défendre si besoin parce que le monde est une jungle. Mais la liberté c’est dans la tête. Un clown prend sa liberté, il ne la demande pas, il ne l’exige même pas, il est libre et c’est tout. Je ne suis pas poète comme ma mère mais je suis clowne.