Cette histoire se passe il n’y a pas si longtemps. Je me promenais, quand des bruits étranges ont attiré mon attention. Je tournais le coin de la rue pour aller voir de quoi il retournait.
La scène que j’ai observée m’a marquée à vie. Jamais je ne pourrai oublier ce moment.
Une clowne était là, et courait dans tous les sens, au milieu de poubelles, de déchets, d’objets cassés. Elle allait de l’un à l’autre, poussant des cris, s’étonnant, éclatant de rire ou se posant quelques secondes en extase devant un vieux téléphone, un jouet cassé.
Elle ne m’avait pas vue, et batifolait dans ce petit univers sans prendre conscience que je l’observais. Et tout à coup, elle tomba en arrêt. Fixa un petit tas de chiffons. Je me demandais évidemment de quoi il s’agissait, et le plus discrètement possible, j’avançais pour voir. Un bruit, un miaulement, des frottements légers se tenaient là sans que je sache de quoi ils provenaient.
La clowne alors, m’a regardée. J’ai compris qu’elle me savait présente depuis le début et s’était donnée en spectacle pour moi. Brusquement le spectacle était fini, elle se baissa, prit la chose, et me la tendit d’un air désolé.
C’était un bébé.
« Qu’est-ce qu’il faut faire ? » me demanda la clowne. Tout son corps était rempli d’inquiétude et de tristesse, tout son regard était rempli d’espoir que je puisse répondre à sa question.
J’ai pris le bébé dans mes bras. Et j’ai dit : « on va déjà lui raconter une histoire, ensuite on avisera. »
J’ai pris par terre un livre qui traînait parmi les autres déchets. Je l’ai reconnu, je l’ai ouvert, et je l’ai lu au bébé.
Mais attends ! Tu ne sais pas !
Quand j’étais petite, ma mère me lisait cette histoire. c’était une histoire qui ne me paraissait pas loufoque, pourtant elle est étrange. Elle me racontait l’histoire d’une petite fille, comme moi, à qui sa maman racontait des histoires, comme moi, qui avait un papa un peu drôle, comme moi. Ce livre, me racontait un monde qu’on peut imaginer, où tout le monde est pareil, et c’était très impressionnant. Heureusement, ce n’était qu’une histoire.
Je crois que j’aurais eu très peur que tout le monde s’appelle Jacqueline, que la montagne, les nuages, les gens soient tous des jacqueline. Je crois que je n’aurais pas voulu d’un monde aussi rempli de Jacqueline, mais heureusement, à la fin, tout rentrait dans l’ordre, et le monde était plein de gens très différents qui se rencontraient à l’épicerie, et échangeaient des choses diverses qui n’étaient pas les mêmes.
Qu’est-ce qu’on pourrait échanger si tout était pareil ? Rien.
Alors le livre prit la parole :
« Je suis en papier, avec une peau de carton. j’ai été écrit par un auteur vraiment fameux, connu. C’est un surréaliste. C’est pour cette raison que ses histoires paraissent loufoques. Un livre c’est du papier avec de l’encre dessus, des suites de mots. Ces mots peuvent dire quelque chose pour tout le monde. Mais vous savez, j’ai remarqué que tout le monde n’a pas envie de comprendre la même chose.
Ce qui fait ma particularité, c’est que je suis un livre illustré. L’illustre auteur a demandé à un illustrateur d’inventer des images pour inventer le monde de son histoire. Ce qui fait deux histoires, presque.
Je sais que tu aimais bien mon histoire, et mes images. Je sais que tu aimais bien que je sois grand. Je sais que tu as eu envie de me retrouver quand tu as eu toi aussi des enfants. Je sais que tu as même été trouver le livre qui contenait les autres histoires de cette illustre auteur. »
C’est vrai que les livres et les histoires que me racontait ma maman m’ont accompagnée bien après mon enfance.
Je m’en suis aperçu quand j’ai eu un bébé moi aussi.
Ah ça, je m’en souviens comme si c’était hier ! Tout le monde me félicitait pour ma grossesse, et me demandait si ce serait une fille ou un garçon !
Mais qu’est-ce que j’en savais moi, rien… ce serait un bébé, il serait bien qui il voudrait.
Les gens insistaient.
« ah mais si tu ne sais pas si c’est une fille ou un garçon, comment vas tu faire pour t’équiper ? »
voilà ce qu’ils disaient les gens ! Qu’il fallait s’équiper pour accueillir un bébé. Et que si c’était une fille ou un garçon ce ne serait pas pareil.
Mais moi, je me souvenais bien des livres, des disques, de toutes les histoires, les chansons. Mais pas des objets… Et puis il n’y avait pas des livres de fille ou des chansons de garçon…
J’avais un bébé dans mon ventre, et je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il fallait pour l’accueillir…
J’ai douté. Est-ce que j’étais une mère indigne ? Je ne voulais pas acheter tout ce qu’on me disait d’acheter et pourtant un bébé allait naître.
Il fallait faire quelque chose.
Je suis allée dans un vide grenier.
La première personne que j’ai croisée m’a dit :
« Ce qu’il vous faut, madame, c’est un chauffe biberon ! Avec un chauffe biberon, vous pourrez rapidement avoir un bon bibi de lait tout juste tiède, quand votre enfant aura faim, sans le faire trop attendre. Les bébés ont peur d’attendre leur lait, ils pleurent et s’inquiètent de savoir si leur faim sera rassasiée. Avec un chauffe biberon, tout le monde sera rassuré. »
J’ai repris mon chemin.
La seconde personne que j’ai croisée m’a dit :
« Ce qu’il vous faut madame, c’est un sèche biberon ! Vous aurez une place toute faite pour sécher et ranger les biberons. C’est essentiel que vous ne soyez jamais à court de biberons, que vous n’ayez pas à laver ou essuyer un bibi quand bébé pleure. Avec un sèche biberon, vous aurez l’esprit tranquille. »
Arrivée en fin de vide grenier, j’ai croisé une troisième personne :
« Ce qu’il vous faut madame, c’est un stérilisateur de biberon ! On n’imagine pas donner à manger à un bébé dans un contenant qui ne soit parfaitement propre et dépourvu de microbes. Avec un stérilisateur, votre bébé ne risquera aucune maladie, et vous n’aurez inquiétude à vous faire pour sa santé. »
Quand je suis rentrée chez moi, vous n’imaginerez jamais ce que j’avais acheté pour accueillir mon bébé. Le devinerez-vous ? J’avais acheté des vêtements, beaucoup de vêtements. Pour que mon bébé soit bien habillé, qu’il soit confortable, qu’il n’ait ni trop chaud, ni trop froid. Je pouvais en acheter beaucoup, car ils ne sont pas chers du tout, dans un vide grenier !
Et avec les vêtements, j’avais rapporté un lecteur de disques. Pas de CD non, un lecteur de disques en vinyle.
Le vinyle est un plastique. C’est le premier support qui a permis de graver la musique, et la réécouter autant qu’on veut dans sa maison.
J’ai beaucoup de disques vinyles. Parce que ma maman, elle n’avait pas gardé que les livres qu’elle me lisait. Elle avait aussi gardé la musique gravée sur les disques.
Et ça, j’en avais absolument besoin pour accueillir mon bébé.
« maman vient de te mettre au monde
Elle t’a aidé comme elle a pu
bienvenue à toi dans ce monde
parmi nous sois la bienvenue
Du bout des doigts elle caresse
le doux duvet de tes cheveux
avec amour avec tendresse
elle attend que tu ouvres les yeux
Blottie contre elle tu sommeilles
Tu sens la chaleur de sa peau
Son cœur bat contre ton oreille
Tu es son rêve en plus beau
maman vient de te mettre au monde
pour partager nos lendemains
bienvenue à toi dans ce monde
Bienvenue parmi les humains »
Alors, le bébé a pris la parole :
« Mais tu vois, je suis né parmi les déchets ! Comme eux je suis inutile et abandonné… pourquoi me racontes tu cette histoire, alors que personne ne m’a souhaité la bienvenue à moi ?
Je sais depuis qu’on m’a déposé là, que ma liberté et ma dignité, que mon existence ne tient qu’à un fil. Que mon envie de vivre m’appartient, mais que si personne n’imagine avoir besoin de moi je ne pourrai pas aller bien loin.
Pourtant je suis né avec l’idée que je pouvais vivre et devenir. Devenir quoi je ne sais pas, mais je suis et c’est déjà pas mal.
Peut-être même que je sais déjà des choses qui me seront précieuses, des choses que je pourrai partager et qui seront précieuses à tous…
Au milieu de tous ces objets, dans ces poubelles, j’ai appris à les connaître. Eux aussi m’ont raconté leurs histoires. Tu ne devineras jamais comment ils ont été fabriqués, quelle a été leur vie avant d’être jetés ici.
Parfois cela commence merveilleusement bien, chez un bon artisan, une bonne entreprise qui veut faire de beaux objets à vendre, mais quand les humains détournent leur regard d’eux, s’en désintéressent, ils les abandonnent avec une telle facilité…
Parfois cela commence terriblement mal, dans des obscurs hangars remplis d’humains épuisés, hagards, esclaves de leur condition, et de profiteurs sans scrupules. Les objets qui en sortent peuvent donner quelques temps de plaisir aux humains qui les achètent. Mais vite achetés, vite oubliés. Regarde leur sort ne vaut pas mieux que les autres.
Parfois même, des objets sont conçus pour rien. Pour faire fonctionner les machines. Regarde les, mes amis autour de moi, qui m’ont tenu chaud, faits de plastique, fabriqués pour être jetés. Jetés ils n’apporteront que malheur aux humains.
Qui suis-je alors ? Un humain comme toi ? Un objet comme eux ? »
J’avais le bébé dans les bras. Je murmurai : « si tu veux, je t’adopte. On inventera l’histoire que tu veux, ce sera ta vie. »